Depuis son vignoble au Liban, Le PDG de Renault - Nissan, Carlos Ghosn, évoque son autre grande passion : le vin. Propos recueillis par Philippe Genet

La Revue du vin de France : Comment avez-vous basculé de l’automobile au vin en vous investissant à titre personnel dans un vignoble au Liban ?
Carlos Ghosn : Dans l’automobile, on passe son temps dans le métal, le plastique, les chaînes de fabrication. C’est une industrie reposant sur des investissements lourds qui deviennent parfois des affaires d’État. À la longue, j’ai ressenti le besoin de me ressourcer dans quelque chose de complètement opposé. Et compte tenu de mes centres d’intérêts, le vin se prêtait à ce désir de vivre de nouvelles découvertes. Car c’est pour moi un produit très noble qui représente l’expression d’un pays, d’une région, d’un terroir. Cette dimension culturelle du vin m’intéresse énormément.

La RVF : Vous avez quitté Beyrouth à 16 ans. Votre initiation s’est-elle faite au vin libanais ou français ?
C. G. : Mon apprentissage a commencé en France, à Paris, dans les restaurants bon marché du Quartier latin où l’on servait du vin de table genre Kiravi [rires] ! Ce n’était pas terrible. Mais quand j’étais invité à déjeuner, j’appréciais le privilège de déguster de bons vins. Car au Liban, c’était considéré comme un luxe.

La RVF : Préférez-vous les blancs ou les rouges ?
C. G. : Ma préférence va plutôt vers les rouges et les vins de Bordeaux en particulier. Ce qui ne veut pas dire que je n’apprécie pas des vins d’autres régions de France ou d’autres pays comme ceux d’Afrique du Sud, du Chili ou d’Argentine. Ils sont très agréables.

La RVF : Qu’est-ce qui a primé pour vous : avoir un vignoble ou retrouver vos racines au Liban ?
C. G. : J’étais attiré par le monde du vin, et si l’opportunité s’était présentée en France, j’y aurais probablement acheté un vignoble. J’ai également prospecté au Brésil où je suis né. En fait, je recherchais un pays avec lequel j’avais de fortes attaches. Finalement, c’est au Liban que j’ai investi. Un concours de circonstances m’y a fait rencontrer l’homme d’affaires Étienne Debbané. Il avait à l’époque un projet de développement d’un vignoble avec son groupe agricole Exotica dont l’une des filiales, Enoteka, est aussi distributrice de grands vins français. Avisé en matière de vignoble, il était donc un partenaire idéal. L’idée d’une association tombait sous le sens. 

La RVF : Quand a démarré votre aventure libanaise ? 
C. G. : Nous avons lancé Ixsir en 2007. Ce domaine représente aujourd’hui 66 hectares en production sur les 120 plantés en trois sites différents, du nord au sud du Liban, entre  400 et 1 700 mètres. L’altitude est un atout pour la finesse de nos vins typés. Elle permet d’alterner journées très chaudes et nuits fraîches pendant lesquelles la vigne peut se reposer. Mais au Liban, un hectare de vigne produit un peu moins que la moitié d’un hectare en France en raison de l’aridité des sols. Et comme nous n’irriguons pas, nous avons besoin d’espacer les vignes, les rendements sont donc plus faibles.


La RVF : Quitte à ressusciter une tradition antique, pourquoi ne pas avoir eu recours aux cépages locaux d’autrefois plutôt que de planter de la syrah, du merlot ou du cabernet-sauvignon comme en France ?
C. G. : Je vais peut-être vous étonner, mais la syrah vient d’Iran, de la ville de Chiraz. La vigne a en effet voyagé de l’Orient vers la France à travers le Liban, la Grèce et l’Italie. Replanter de la syrah est donc un retour aux sources. En revanche, il ne faut pas oublier que les 400 années d’occupation ottomane, pendant lesquelles il était interdit de produire du vin, ont fait disparaître à tout jamais les cépages locaux qui permettraient de produire ici du bon vin.

La RVF : Comment Hubert de Boüard, propriétaire de château Angélus, est-il devenu le conseiller d’Ixsir dans les choix de cépages et de vinification ?
C. G. : C’est le résultat d’une amitié née en 1996. À une époque quelque peu agitée au Liban, il était venu présenter son vin à Étienne Debbané. Il faisait alors figure d’aventurier ! Hubert de Boüard a toujours pensé que le Liban présentait un potentiel viticole intéressant et a sillonné le pays avec Étienne pour trouver les meilleurs terroirs huit ans avant la création de notre affaire.

La RVF : Votre emploi du temps planétaire à la tête de l’Alliance Renault-Nissan vous permet-il de venir souvent suivre votre bébé ?
C. G. : Pas assez à mon goût. Chaque mois, je passe en moyenne une semaine voire dix jours au Japon, deux semaines à Paris, une partie au siège de l’Alliance à Amsterdam et le reste du temps en mission au Brésil, en Russie, au Maroc… Je suis donc partout et nulle part à la fois. Mais quand je viens ici, deux à trois fois par an, je retrouve mes racines. C’est un immense plaisir et j’oublie tout le reste ! Par ailleurs, nous tenons nos réunions à Paris où je prends toujours le temps nécessaire pour faire le point des opérations.

La RVF : Vous lancer dans le vin vous a-t-il ouvert de nouveaux horizons ?
C. G. : Oui, les risques, les challenges sont différents et la gestion du temps n’est pas la même. On apprend à relativiser et à composer avec la nature qui vous impose son rythme dans le process d’élaboration avec une matière première très vivante. Et c’est une école d’humilité, le retour sur investissement est beaucoup plus long que dans l’industrie pour créer de la valeur si on veut se donner les chances d’atteindre l’excellence. Un objectif que nous visons avec Ixsir. 

La RVF : Grâce à Ixsir, avez-vous pu faire des rencontres dans le monde du vin que vous n’auriez jamais faites auparavant ?
C. G. : Ah oui, j’ai découvert un monde différent et passionnant. Étienne Debbané m’a, par exemple, emmené avec lui lors de la campagne des primeurs de Bordeaux où il rencontrait ses clients et fournisseurs. J’ai ainsi pu faire la connaissance des propriétaires de grands domaines comme Margaux,Cheval Blanc, Pétrus qui nous ont reçus chez eux. Hubert de Boüard avec son magnifique château Angélus m’a beaucoup initié. Et quand il était encore au château Cos d’Estournel, Jean-Guillaume Prats nous a fait une dégustation de plusieurs millésimes de son délicieux cru classé de Saint-Estèphe, dont un 2003 extraordinaire, avec sa petite attaque poivrée liée au fort ensoleillement cette année-là. 

La RVF : Vous vous êtes aussi lié à Francis Coppola.
C. G. : Oui, nous sommes devenus de bons amis à travers nos passions communes, l’automobile et nos vignobles. Donc, quand on passe un moment ensemble, on parle voitures et vin !

La RVF : À Tokyo, vous avez fait la promotion d’Ixsir dans des grands magasins avec votre équipe. Vous ne le faites pas en France, parce que l’automobile y est considérée comme l’ennemi du vin ?
C. G. : Au Japon, c’était un peu particulier. Je tenais juste à donner un coup de main à mon équipe. Mais, en principe, je ne le fais pas. Vu ma position de patron de deux constructeurs automobiles, je suis tenu à une certaine réserve. Tout particulièrement en France où le sujet de l’alcool et de la voiture est très sensible. Personnellement, j’aime le vin et la voiture, deux beaux produits qui peuvent faire rêver mais qu’on ne peut pas croiser. Toutefois, il y a un moment pour tout, et on peut très bien boire sans conduire ou conduire sans boire. 

La RVF : Vous n’êtes donc pas opposé aux partisans d’une tolérance zéro alcoolémie au volant, ou trouvez-vous cela excessif ?
C. G. : Je suis très attentif à tout ce qui peut mettre en danger la sécurité au volant et à tout ce qui doit être fait raisonnablement pour éviter des accidents. Et ça ne me choque pas que la personne qui doit conduire ne boive pas du tout. Il faut le savoir et s’organiser en conséquence.

La RVF : Que pensez-vous du nouveau détecteur lancé par Volvo qui empêche une voiture de démarrer si le conducteur a un taux d’alcoolémie trop élevé ?
C. G. : Ces nouveaux systèmes vont se développer et peuvent se généraliser assez vite sur nos voitures. Tout comme ça a été le cas des systèmes de nuisance sonore ou de blocage au démarrage si la ceinture n’est pas bouclée. Je suis très favorable à ces dispositifs qui incitent les gens à adopter un bon comportement de conduite.


La RVF : Y a-t-il un point commun entre un bon vin et une bonne voiture ?
C. G. : Oui, même si ces deux produits n’ont rien à voir. La voiture est faite surtout de rationalité technique et d’émotion, c’est-à-dire le design, l’image de marque. Dans le vin, l’esprit est le même, il y a de la technicité pour réussir à maîtriser le goût et de l’émotion. Vendre une bouteille de vin, c’est aussi offrir de l’Histoire, de l’hédonisme. 

La RVF : Un vignoble au Liban n’est-il pas un investissement risqué en raison de la situation politique explosive et du déclenchement de la guerre en Syrie ?
C. G. : Non, même s’il y a toujours une part de risque dans n’importe quel investissement, où que ce soit. Cette terre a toujours été une mosaïque de confessions. La tolérance est l’un des ferments de ce pays. Ici, les gens se respectent. Évidemment le contexte régional actuel est tendu. Les incursions comme celle de la Syrie présentent un danger, mais qui ne risque rien n’a rien. De toute façon, la vigne est plantée, et s’il y a un problème, que peut-il nous arriver ? Au pire, nous ne récolterons pas une année. Ces quarante dernières années, le Liban a traversé bien des crises, mais nous avons toujours réussi à produire du vin, à le vendre, à l’exporter. 

La RVF : Côtoyer le monde du vin vous donne-t-il envie de vous lancer dans l’œnologie ?
C. G. : Cela me donne envie d’en savoir plus, mais c’est tout. Je ne veux pas m’impliquer davantage dans le management du domaine, ne serait-ce que par manque de temps. En revanche, je consulte avec plaisir des livres de connaissance et de découverte sur l’art du vin, car c’en est un.

La RVF : Votre mandat à la tête de Renault s’achève en avril 2014, vous aurez alors 60 ans. Songez-vous à arrêter pour vous consacrer à une deuxième vie de vigneron au Liban ?
C. G. : C’est encore trop tôt pour en parler. Et il n’y a pas de deuxième vie dans le vin, j’y suis déjà ! Car la position non opérationnelle que j’occupe actuellement au domaine me convient. J’observe, je regarde, je conseille, j’aide, sans avoir la prétention de faire moi-même. À chacun son métier.

La RVF : Donc pas de retraite sécateur à la main ?
C. G. : Oh là là [rires] non ! Me connaissant, cela m’étonnerait que cela se produise un jour ! ?


Fiche d'identité 

Nom : Ghosn Bichara (prononcez Ghossoun au Liban).
Prénom : Carlos.
Né le : 9/03/1954 à Porto Velho au Brésil où son grand-père libanais maronite avait émigré. À 6 ans, il part vivre avec sa famille à Beyrouth jusqu’à l’âge de 16 ans, puis gagne Paris où il intègre Polytechnique
et l’École des Mines.
Profession : PDG de Renault-Nissan depuis 2005. Entré chez Renault en 1996 après dix-huit années chez Michelin.
Signes particuliers : vit à 300 à l’heure sur trois continents, possède trois passeports (Brésil, Liban, France) et parle sept langues.
Ses  plus grands vins dégustés : Château Angélus, Pétrus, Château Cos d’Estournel,  Château Margaux.

> Ce grand entretien a été publié dans La Revue du vin de France de février 2013

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